Antifasciste et 
anarchiste russe, Aleksey Sutuga a été libéré début mai 2017. Il raconte
 son arrestation, les trois dernières années passées dans une colonie 
pénitentiaire en Sibérie, et pourquoi un révolutionnaire ne devrait 
jamais craindre la prison.
 Traduction quasi entière de son récit, publié sur Avtonomye Deystvye (Action Autonome) le 11 mai 2017. 
« Je suis juste l’un de ceux qui sont tombés dans leurs filets »
Le major qui m’a arrêté, je me souvenais l’avoir vu en 2009. A 
l’époque, on s’était fait prendre pour une action en soutien à 
l’antifasciste moscovite Aleksey Olesinov. Lui aussi, il se souvenait de
 moi. En 2014 il m’a dit, ok en 2012 tu as pris un an, puis on t’a 
amnistié ; mais cette fois-ci c’est trop : tu as été en Ukraine, tu te 
bagarres à Moscou, cette fois-ci tu vas y passer. Et il avait raison.
Dans leurs discours, c’était clair que ça fait longtemps qu’ils nous surveillent et qu’ils mènent un « travail opérationnel » (operatnaya rabota,
 travail de surveillance, d’infiltration). Ça ne concerne pas que moi, 
mais tout le milieu anarchiste et antifasciste de Moscou. Je suis juste 
l’un de ceux qui sont tombés dans leurs filets.
Ils étaient constamment présents pendant les manifestations. Ils 
s’intéressaient spécifiquement au mouvement antifasciste, aux 
anarchistes. C’était clair depuis longtemps, mais là c’était dit « Vous,
 les gars, tout ce que vous faites, on le sait ». N’importe quelle 
bagarre avec des nazis, n’importe quelle action illégale, ils 
l’enregistrent, l’analysent puis décident : qui arrêter, qui laisser 
libre encore un peu.
Le 5 avril 2014, j’ai été arrêté par des policiers anti-émeutes (OMON) et des membres du Centre de lutte contre l’extrémisme (un genre de forces spéciales)
 pendant l’oi-festival de Moscou. Ils se sont présentés, ont montré leur
 cartes, m’ont mis dans une voiture et m’ont conduit au Département des 
Affaires intérieures d’Izmailovo (un quartier de Moscou). Là ils 
ont enregistré une plainte administrative et m’ont gardé toute la nuit. 
Le matin, des types du Centre contre l’extrémisme sont revenus et m’ont 
conduits voir la procureure, qui m’a notifié mes chefs d’accusation : 
articles 213 partie 2 et 115 partie 2  (hooliganisme, coups et 
blessures) pour une bagarre dans un café le 2 janvier 2014. J’avais été 
identifié par les victimes et un témoin. Les agents du Centre contre 
l’extrémisme m’avaient retrouvé et arrêté.
Ils m’ont assuré que cette arrestation n’avait rien à voir avec 
l’Ukraine et mon voyage au Maïdan, que c’était juste pour cette bagarre.
 Mais on se bagarre toutes les semaines. Et ce n’est qu’après le Maïdan 
qu’ils m’arrêtent. Et puis il y avait des conversations du genre : « 
 Pourquoi tu es revenu à Moscou ? Tu aurais pu rester vivre dans ton 
Ukraine. Tu soutenais le Maïdan non ? Nous on est des patriotes, on 
pense que la Crimée est à nous. Vous, vous êtes des ennemis de la patrie ».
 Les bas-gradés et les milieux-gradés parmi les policiers, et dans les 
camps même les hauts-gradés, sont convaincus que leur travail, et le 
système qu’ils soutiennent, sont justes. Du pouvoir, des salaires et des
 titres renforcent ces convictions. Ça a toujours été comme ça.
Ils m’ont embarqué pour l’IVS (centre de détention temporaire)
 de Petrovki, où je suis resté trois jours. Puis il y a eu la 
comparution, et le discours typique : sans permis de résidence 
moscovite, officiellement sans travail et avec un chef d’accusation 
sérieux, on pouvait craindre que je ne prenne la fuite et ne fasse 
entrave à l’enquête. Ils m’ont remis en détention au centre « Butyrka »,
 où j’avais passé du temps 10 mois auparavant. Il y avait même des 
personnes avec qui j’avais été détenu, qui étaient encore là et qui me 
connaissaient. Il y avait aussi des « Bolotniki » (des manifestants arrêtés lors de la manifestation du 6 mai 2012, la « marche des millions », Place Bolotnoya à Moscou).
Après le CIZO (CI, CIZO : Centres de détention) de Butyrka et 
sa condamnation, Sutuga est envoyé en train vers la Sibérie, où il passe
 par le centre de détention d’Irkoutsk (CIZO-1) après un transfert par 
le CI-3 de Chelyabinsk.
Au CIZO d’Irkoustk, des eshniki (forces spéciales) sont venus, ou peut-être que ce n’était pas des eshniki,
 je ne sais pas, ils ne sont pas présentés. Appelons-les des 
« combattants contre l’extrémisme ». Ils sont venus deux fois, la 
première pour suggérer que je déclare devant une caméra que j’avais 
cessé d’être un anarchiste et un antifasciste. Ils voulaient que je dise
 aux jeunes qu’il ne fallait pas participer à la violence politique dans
 la rue, que c’était mal. La seconde fois c’était pour me proposer de 
rester au CIZO-1, de travailler pour l’administration (ils proposent ça à
 quasi tout le monde, pas seulement à moi, et beaucoup acceptent).
La colonie. « Ils voyaient en moi un type dangereux pour les autres détenus ». 
D’habitude ils emmènent tout un car de zek (détenus), 
peut-être dix personnes à la fois, mais moi ils m’ont amené tout seul. 
Une vingtaine de travailleurs du camp m’attendaient. Ils m’ont fouillé 
et ont « trouvé » une lame de cutter dans mon sac. Ils ont filmé et, le 
détenu ayant en sa possession des objets interdits, j’ai été envoyé dix 
jours à l’isolement. Et après ça : violation - je n’étais pas rasé, je 
n’avais pas boutonné un bouton - et prolongation de l’isolement, 
violation, prolongation etc.  Après six mois de ce traitement, ils m’ont
 envoyé en cellule.
Si tu es à l’isolement, on te réveille à 5h, si tu es dans le camp à 
6. On te réveille, on te prends ton matelas, petit déjeuner. Puis tu 
dors encore un peu sur le sol, puis inspection, promenade et déjeuner. 
Après ça tu peux lire, discuter avec les autres zek, faire ce que tu veux. Et puis dîner, et à 21h on te rend ton matelas.
L’administration voulait que je collabore avec eux, disant qu’en échange ils m’enverraient au camp (où on est comparativement plus libre que dans le régime cellulaire).
 Ils voulaient moins d’activistes des droits de l’homme, il me disaient,
 le plus les activistes viennent, le plus tu auras de problèmes. Parfois
 les activistes qui viennent sont des gens bien, qui discutent vraiment 
avec les zek et des choses changent pour nous. Ils m’ont laissé 
avoir des livres et des journaux par exemple. Les choses se perdent 
souvent, mais de temps en temps on m’amenait un paquet de journaux et de
 lettres. Souvent avant une visite d’activistes.
Le seul ordre qu’ils semblaient avoir reçu de Moscou, c’était de 
m’isoler des autres. Je ne sais pas pourquoi ils voyaient en moi 
quelqu’un de dangereux pour les autres détenus. Ce n’est pas comme si 
j’étais un forcené de la transgression, c’est la routine en détention 
qui est impossible à vivre. Les gulag sont devenus des gufsin, mais le traitement des prisonniers n’a pas changé.
Ceux derrière les barreaux. « Nous vivons la même vie, et notre ennemi aussi est le même ». 
Avec les gars biens, tout allait bien. Bien sûr, il y avait aussi des
 conflits, mais on discutait, on trouvait des compromis. Nous vivons la 
même vie, et notre ennemi aussi est le même. Ce que nous avons, nous 
pouvons sans conflits le partager ou pas. La structure sociale est la 
même que dans la rue. La seule différence c’est que dans la rue les gens
 sont libres de partir, alors que là-bas il faut trouver des compromis, 
un langage en commun, ou un des gars doit se soumettre. Ça dépend.
Il y a des choses à savoir, comment se comporter, comment vivre 
ensemble, comment communiquer avec l’administration. Mais si vous allez 
en prison, vous comprendrez vous-mêmes, les zek expliquent 
toujours aux nouveaux. Quand tu arrives, ils vont s’asseoir en face de 
toi, te faire une tasse de thé, et te parler. Le plus important c’est de
 ne pas être nerveux, et de ne pas transmettre cette nervosité. De ne 
pas faire des mouvements qui pourraient incommoder les autres. Mais tout
 ça tu comprends vite, et ça va, sauf si tu es vraiment asocial et qu’il
 t’est impossible de vivre avec beaucoup de gens dans un petit espace.
Il y a des gens qui deviennent fous, mais il y en a d’autres qui les 
aident à ne pas devenir fou. Si tu es tout seul, tu as plus de chance de
 craquer que si tu restes avec les autres. C’est comme une 
psychothérapie. Même si, en vrai, les détenus aiment bien jouer sur les 
nerfs les uns des autres. L’activité principale d’un zek c’est de rendre fous les autres zek. Tu fais des blagues, tu fais des blagues, et tu fais des blagues jusqu’à ce que le mec en face s’embrase comme une allumette.
Au début, ils pensaient que je m’étais battu. Pourquoi ? Avec qui ? 
Je m’expliquais, les gars comprenaient vite qu’il y avait autre chose. 
Pour une bagarre où personne n’a fini à l’hôpital, on ne prend pas trois
 ans. Au fil des discussions, des thèmes que j’abordais, ils ont 
commencé à comprendre qui j’étais. Les réactions ont été différentes, du
 rejet total au soutien : quand je sortirai d’ici, je vous rejoindrai, 
je serai avec vous, mais dis, comment est-ce qu’on devient un 
anarchiste ? 
Ceux qui rejettent, c’est conscient : ils comprennent ce que je fais et ça ne leur plaît pas du tout. Les gens sont différents, les opinions aussi. La prison est un miroir de la société libre.
Ceux qui rejettent, c’est conscient : ils comprennent ce que je fais et ça ne leur plaît pas du tout. Les gens sont différents, les opinions aussi. La prison est un miroir de la société libre.
En prison, beaucoup sont analphabètes. Ils n’ont pas étudié à 
l’école, ça ne les intéressait pas, il y avait d’autres connaissances 
qu’ils voulaient acquérir.  J’ai aidé qui j’ai pu, comme j’ai pu. En 
expliquant les lois, en aidant à faire des recours.
Les nouvelles sont constamment discutées en prison. Mais sur un plan 
différent. Je détestais surtout les discussions après avoir regardé 
REN-TV. La question n’était pas de savoir si les reptiliens existaient 
ou non, mais est-ce qu’ils contrôlent déjà la planète ou est-ce qu’on 
les combat encore un peu ? Les sujets les plus fréquemment abordés : les
 francs-maçons, les complots, l’équipement militaire russe qui est le 
meilleur du monde, et tout ce lavage de cerveau. Là-bas, comme partout, 
le patriotisme se développe, mais aussi une forme de négativité. Il y a 
toujours quelqu’un pour dire que plus rien ne l’étonne : « Je vole et
 je volerai, et tous ces présidents volent plus que moi. Je gagne ma 
vie, eux aussi mais dans une villa avec des yachts. J’essaye de voler 
les riches, et eux ils volent les pauvres, les gars comme moi, et le 
pays entier ».
« Pour nous, révolutionnaires, la prison est aussi une maison » 
Je ne sais pas ce qu’ils cherchaient concrètement en m’envoyant en 
prison. A me secouer physiquement et psychologiquement je suppose. A me 
décourager de mener des actions futures. Mais ce que nous faisons, tôt 
ou tard, mène à la prison, ou  même au cimetière. Comprendre cela 
apaise. Peut-être que cela sonne triste, mais pour moi c’est joyeux. 
Plus joyeux que de vivre juste comme ça.
Nous avons la solidarité, le soutien de nos camarades. Je recevais 
constamment des lettres, des souscriptions à des journaux, mes camarades
 prenaient soin de moi. Et quand je suis sorti, on est venu à ma 
rencontre, on m’a habillé, nourri. Les autres, s’ils reçoivent un tel 
soutien, ça vient de leur famille proche ou de gens très proches. 
J’étais avec des gens qui n’avaient personne. Quand ils sortent, ils se 
retrouvent à la rue et ils y restent. Et pour le dire vite, ils ne leur 
restent qu’à voler à nouveau. Pour eux la prison est une seconde maison.
Mais pour nous, appelons-nous révolutionnaires, la prison est aussi 
une maison. Comment peux-tu faire la révolution et ne pas te retrouver 
en prison ? Surtout si tu es un anarchiste qui refuse l’Etat en général.
J’ai des amis qui n’ont fait que très peu de prison en quinze ans 
d’activités, disons, tumultueuses. Ils ont eu de la chance et continuent
 d’en avoir. Peut-être que c’est dans le sang. Des membres de ma famille
 ont fait de la prison ici en Sibérie, d’autres ont été tués. Au temps 
des tsars comme dans les années 50.
Je recevais des lettres de camarades. De vieux camarades, de 
camarades que je ne connaissais pas, et de pas-vraiment-camarades, des 
gens qui n’avaient pas grand chose à voir avec l’anarchiste et 
l’antifasciste que je suis, mais qui écrivaient au « prisonnier 
politique ». J’ai reçu des lettres de plusieurs villes de Russie, et de 
l’étranger : d’Ukraine, de Biélorussie, d’Italie, d’Angleterre, 
d’Espagne, des USA, de Suède.. Il y a avait toujours quelque chose à 
lire ou quelqu’un à qui répondre. Les lettres c’est vraiment quelque 
chose de génial.
Pour les nouvelles, on apprend tout avec un mois de retard. Mais je 
comprenais ce qu’il se passait dans le pays. J’ai tout lu sur les lois 
Yarovaya (nouvelles lois anti-terroristes passées en 2016), sur la vie 
de l’opposition, sur les événements internationaux. 
J’ai commencé à voir les choses différemment. On dirait qu’ils se sont vraiment mis à avoir peur de nous, et pas seulement de nous, mais des opposants ordinaires aussi.
J’ai commencé à voir les choses différemment. On dirait qu’ils se sont vraiment mis à avoir peur de nous, et pas seulement de nous, mais des opposants ordinaires aussi.
 Libération – Ce n’est pas nécessaire d’aller en prison, mais il ne faut jamais en avoir peur. 
Normalement tu es libéré l’après-midi. Moi ils sont venus me chercher
 à 6h du matin, ils m’ont dit rassemble tes affaires, on t’a acheté un 
billet, tu vas à l’aéroport. Ils m’ont laissé gelé dans un cagibi et ont
 regardé une par une mes 400 lettres. Ensuite je suis sorti, pas par le 
portail mais par l’entrée de service.
Il y avait une Ford noire et deux grands types costauds qui m’attendaient. J’ai toute de suite compris à quelle organisation ils appartenaient. J’ai dit : « on va à Irkoustk ». Ils ont dit : « On va où tu veux, mais d’abord tu vas parler à nos collègues du Centre de lutte contre l’extrémisme ». Ces conversations, il y en a eu mille, pendant le camp, avant. Toujours les mêmes questions : « Qu’est-ce que tu vas faire et qui sont tes amis ?  »
 Comme si je savais ce que j’allais faire après trois ans de taule. 
Quoique, je sais : après tout, il n’y a pas grand chose à faire quand on
 est enfermé, à part penser à ce qu’on fera quand on sera libre. Ils 
m’ont dit un mot d’adieu, je ne sais plus exactement lequel, mais l’idée
 c’était : Ne cherche pas les ennuis (Ne lez’).
Si tu ne sais pas parler avec les flics, c’est mieux de ne rien dire.
 S’il y a une affaire contre toi, combats pour ta liberté. Être arrêté 
ne veut pas dire que ce combat est terminé. Les murs te limitent, les 
moyens de communication te limitent, mais tu peux rester libre en 
prison. C’est difficile à comprendre mais c’est comme ça. Il n’est pas 
nécessaire d’aller en prison mais il ne faut jamais en avoir peur.
Ça fait du bien d’être dehors. Rien de changé, je ressens juste la 
liberté physique. Peut-être que je suis en choc émotionnel et culturel, 
trop de personnes, de nouveaux visages.
Pour l’instant je vais vivre et travailler en Russie, chez moi. Comme avant. 
Je suis quelqu’un de joyeux. Je suis convaincu que tout finira par un grand carnaval révolutionnaire et que nous vaincrons, enfin, le fascisme dans toutes ses manifestations.
Jusqu’au bout.
Je suis quelqu’un de joyeux. Je suis convaincu que tout finira par un grand carnaval révolutionnaire et que nous vaincrons, enfin, le fascisme dans toutes ses manifestations.
Jusqu’au bout.
P.-S.
Avtonomye Deystvye a une page en anglais où ils traduisent quelques uns de leurs articles : https://avtonom.org/en
 

 
  
 
 
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