La critique du
mouvement des gilets jaunes est systématiquement soupçonnée d’être
instruite par mépris de classe. Cette accusation est le plus souvent
dénuée de fondements et elle est problématique sur le plan politique.
Elle reflète surtout la condescendance de celles et ceux qui la
formulent.
Les
textes des camarades qui soutiennent le mouvement des gilets jaunes se
suivent et se ressemblent. Outre l’aveuglement volontaire dont ils
témoignent souvent vis-à-vis du caractère réactionnaire du mouvement,
ils incluent pour la plupart un paragraphe visant à disqualifier les
contradicteur·ices potentiel·les. Le ressort de cette disqualification
est toujours le même : puisque le mouvement est « populaire », celles et
ceux qui le critiquent pratiqueraient le mépris de classe. Entre
militant·es de gauche et anarchistes, c’est un peu l’injure suprême :
accuser l’autre de dédain pour les plus faibles, c’est le discréditer
immédiatement.
Lorsque nous avons publié un texte intitulé « Le choix dangereux du confusionnisme »,
l’anathème n’a pas tardé à nous revenir aux oreilles par réseaux
sociaux, discussions de comptoir et réunions militantes : nous nous
serions rendus coupables de mépris de classe. Nous avions pourtant cru
prendre des pincettes en évoquant rapidement la question dans ce texte.
Il semble donc y avoir une confusion sur ce que serait le mépris de
classe. Cette accusation, en plus d’être erronée, est pour le moins
problématique sur le plan politique et révèle avant tout la
condescendance de classe dont font preuve ceux qui la formulent.
Explications.
Le mépris de classe, qu’est-ce que c’est ?
Le mépris de classe est un phénomène bien réel. Il s’agit du
dénigrement de certaines activités, intérêts et codes non pour ce qu’ils
sont mais parce qu’ils sont ou seraient ceux d’une classe inférieure
dans la hiérarchie sociale (classe ouvrière, laborieuse, populaire). Le
mépris de classe est un des éléments de ce que le sociologue Pierre
Bourdieu qualifiait de distinction, c’est-à-dire de
hiérarchisation sociale des pratiques et des goûts. Dénigrer une
pratique parce qu’elle ne serait pas socialement légitime, c’est-à-dire
pas mise en œuvre par les dominant·es, c’est à la fois mépriser celles
et ceux qui l’adoptent et se distinguer comme culturellement supérieur,
montrer que l’on possède soi-même les codes des classes supérieures.
Le mépris de classe, c’est ne pas tenir compte de ce que dit une
personne parce que son niveau de langue est faible. C’est déclarer que
seul le cinéma en VO a de la valeur alors que nombre de personnes ne
lisent pas assez bien pour pouvoir se passer de la VF ou n’en ont tout
simplement pas envie. C’est encore trouver que c’est un truc de beauf
que de se battre pour une promotion sur du Nutella. C’est qualifier de
« super beauf » les soirées où des pauvres picolent de la kro en dansant
sur du Patrick Sébastien mais trouver « potaches » ou « second degré »
les beuveries identiques des étudiant·es d’écoles d’ingénieurs ou de
commerce, c’est dire que « les pauvres sentent mauvais », etc.
Le mépris de classe existe donc.
Mais toute critique d’une pratique ou d’un code culturel ne relève
pas du mépris de classe. Que regarder la télévision soit une pratique
culturelle omniprésente parmi les classes populaires ne fait pas de la
critique des contenus télévisuels du mépris de classe. Que les
employé·es et ouvrier·es consomment massivement de la charcuterie
industrielle de mauvaise qualité ne transforme pas toute critique de la
surconsommation de viande ou des conditions d’élevage des porcs en
mépris de classe. Que les pauvres roulent avant tout au diesel, parce
qu’ils y ont été incité·es par des décennies de politiques fiscales en
faveur de ce carburant, ne signifie pas que la critique de la dépendance
à l’automobile et des pollutions qu’elle induit relève du mépris de
classe.
Bien sûr, il y a des critiques des gilets jaunes qui relèvent du
mépris de classe, celles de bourgeois·es et de dirigeant·es politiques
qui considèrent que celles et ceux qui se mobilisent sont des « ploucs »
incultes et que c’est ce qu’il faut leur reprocher. Ce n’est cependant
pas du tout la nature des critiques politiques émises par des camarades.
Critiquer une opinion ou une position politique pour ce qu’elle est, y
compris si elle est fortement partagée par des ouvrier·es et des
employé·es, ce n’est en aucun cas faire preuve de mépris de classe.
Essentialisme et condescendance de classe
Tenter de disqualifier toute critique du mouvement en brandissant le
« mépris de classe » comme un anathème pose problème. D’abord parce
qu’il nous semble que la condamnation et la disqualification a priori
n’ont pas leur place dans un débat politique entre camarades et qu’elles
révèlent avant tout la fragilité des positions de celles et ceux qui
ressentent le besoin de procéder de la sorte. Ensuite, et surtout, parce
que le fait d’analyser toute critique d’un mouvement supposément
populaire comme relevant du « mépris de classe » procède d’une
essentialisation du « populaire ».
Des textes ramenant toute critique des gilets jaunes à du « mépris de
classe », on en trouve sur tout le spectre des soutiens au mouvement.
Pour ce qui est de la gauche radicale et des antiautoritaires, cette
rhétorique est particulièrement présente dans les textes émanant de
groupes autonomes. On la retrouve, liste non exhaustive, dans des
articles publiés sur Paris-Luttes, Rouen dans la rue, Zadibao, Lundi
Matin, Nantes Révoltée, Expansive, Dijoncter, etc. Il est d’ailleurs
remarquable que des camarades qui ont plus ou moins retiré le concept de
classe de leur logiciel militant le ressortent quand il peut permettre
de disqualifier des critiques. Cette accusation de mépris de classe se
retrouve aussi chez des acteurs plus institutionnels et des
intellectuels de la gauche radicale . Nous prendrons ici l’exemple de
Franck Lepage, pape de la conférence gesticulée et intellectuel
marxiste, qui s’est fendu le 23 novembre d’un texte
intitulé « Attention : derrière la haine de classe : le mépris de
classe ». Ce texte nous parait représentatif car très semblable dans son
propos à ceux que nous avons vu fleurir depuis trois semaines.
Je voudrais dire à mes amis et inconnus politiquement conscientisés d’êxtrême gauche, à tous ceux (…) qui savent faire une critique pertinente des media et ont l’appli médiapart, qui ne regardent pas la télé, qui voient les films en VO et qui savent articuler l’intersectionnalité des trois dominations sexe-classe-race, bref qui sont redevables à l’école d’avoir pu cesser de croire en Dieu en découvrant Nietzsche en terminale philo, c’est à dire qui sont comme moi, que nous devrions nous méfier de ne pas ajouter du mépris de classe à la haine de classe. Et que si nous carricaturons les gilets jaunes comme des beaufs racistes, amoureux du foot et du tour de France, et incapables d’analyser ou de revendiquer plus loin que leur bouchon de réservoir, nous reproduisons la même représentation du peuple que celle que Macron a dans la tête. (…) Se construire une conscience politique, c’est long. Moi ça m’a pris une vie, alors soyons respectueux de ce qui se joue sur les ronds points. J’ai discuté avec un pépé jaune qui avait bossé chez citroën rennes 37 ans. Un mec gentil comme tout mais pas syndiqué et pas politisé. Je ne sais pas ce qu’il vote. Mais lui s’est fait toute la journée et ça caillait. Pas moi. »
Le gilet jaune devient dans ces conditions un euphémisme pour
« prolétaire », terme qui a été invisibilisé dans les débats publics
depuis de nombreuses années, mais qui reste dans nos imaginaires comme
mode de classification. Évidemment, il est bienveillant Lepage, il aime
le prolo, il l’exalte même. Seulement, il se place au-dessus de lui,
parmi celles et ceux qui savent et à qui on peut donc demander des
comptes. En exonérant les prolétaires présent·es sur les ronds-points ou
dans les émeutes d’avoir à répondre de leurs actes parce que
précisément ils et elles sont prolétaires, il les essentialise.
Autrement dit, le fait d’être raciste, homophobe et dépolitisé (voire
« mal politisé » si on lit entre les lignes) ne relève dès lors plus
des caractères individuels de certain·es mais d’une composante
intrinsèque, d’une sorte de « nature prolétarienne ». Le prolétaire est
alors perçu comme un ensemble indifférencié, réduit ici à une page
jaune. Toute critique serait alors fondamentalement une attaque de la
classe laborieuse en vertu de son appartenance de classe, d’où l’emploi
de l’expression « mépris de classe ».
Cette positon correspond parfaitement à la définition de la
condescendance, c’est-à-dire une bienveillance teintée d’un sentiment de
supériorité et de dédain. Il nous semble donc adéquat de qualifier
l’attitude de nombre de camarades de condescendance de classe.
Ajoutons que pour qu’il y ait mépris de classe, il faudrait déjà que
l’entité gilet jaune fasse classe. Or ce mouvement est interclassiste en
ce qu’il agglomère du lumpenprolétariat, des précaires, des professions
intermédiaires, des petits commerçants, des patron·nes de TPE et PME.
Il n’y a, à strictement parler, pas de « classe jaune » que l’on
pourrait mépriser.
La condescendance de classe, c’est refuser au « peuple » l’accès à l’espace politique
Cette condescendance est problématique sur le plan politique, à plusieurs égards :
- Réduire toute critique à du mépris de classe, c’est refuser de voir que nombre de critiques émanent, précisément, de personnes d’extraction sociale modeste et s’appuient, précisément, sur leur vécu en milieu populaire.
- C’est aussi fournir un paravent bien pratique pour empêcher la critique des comportements racistes, sexistes ou homophobes qu’adoptent les personnes mobilisées, quelle que soit leur classe sociale.
- Renoncer à tout jugement critique sous prétexte qu’un mouvement serait populaire, c’est nier au « peuple » sa capacité à faire des choix éthiques et politiques. C’est donc, en leur refusant d’avoir à répondre de leurs actes sur ces plans, exclure les classes populaires des interlocuteurs légitimes et de l’espace démocratique. Les personnes issues des classes populaires sont déjà très faiblement présentes dans l’espace médiatique et politique. Refuser à celles qui le font de les écouter sur le plan politique - et le cas échéant de les combattre sur ce plan - c’est contribuer à leur infériorisation.
- Cette condescendance révèle enfin la distance qu’entretiennent celles et ceux qui l’adoptent avec celles et ceux qu’ils appellent « le peuple ». Il ne faut vraiment avoir aucun contact avec des ouvrier·es et des employé·es pour pouvoir affirmer, toute honte bue, qu’ils et elles seraient tou·tes indifféremment dépolitisé·es, racistes, homophobes ou sexistes. Outre que c’est insultant, c’est objectivement faux. Ce « peuple » que nous mépriserions est totalement fantasmé.
Une des conséquences de la condescendance de classe est de ne pas
identifier les fachos pour ce qu’ils sont mais de croire voir « le
peuple » en eux. Camarades, si vous voyez un fasciste agiter un drapeau
bleu blanc rouge en hurlant « on est chez nous » sur une barricade, ce
n’est pas « le peuple », c’est quelqu’un qu’il faut dégager.
Collectif Athéné Nyctalope
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