Souvent c’est lorsque la
société a l’apparence d’aller mal qu’on prend la mesure de ce que cela
implique qu’elle aille bien. Dans le cas précis de la « crise
actuelle », l’apparence reste une apparence. Car malgré le vacarme
médiatique cette société tient bien debout, la nuit comme le jour : les
pauvres continuent à créer la richesse pour les riches, les migrants se
font pourchasser, les damnés pourrissent en prison, les industriels nous
tuent à petit feu et tout le monde semble sombrer dans les tristes
images de bêtise généralisée. Pourtant, c’est cette apparence de rupture
dans son rapport à la société actuelle qui peut, à mon avis, donner
quelques indices quant au terrain sur lequel nous faisons désormais nos
pas : le problème avec les Gilets jaunes est le même qu’avec la société
dont ils font partie.
Il me paraît essentiel de
poser la question de manière la plus large possible. Certaines prises de
distance récentes par rapport à ce mouvement populiste sont bien
nécessaires et ont le mérite d’exister. Elles effleurent quelques
problèmes d’importance en passant, mais cela avant de conclure de la
même manière qu’à n’importe quelle occasion, n’importe quel mouvement
social, n’importe quelle météo. Cette invariance de la part de certains
compagnons est troublante et c’est en partie à elle que voudrais
répondre avec le plus de camaraderie possible. En revanche, il n’est pas
dans mes intentions de critiquer les positionnements infâmes et
opportunistes de la part de nos ex-camarades sous teintes libertaires
délavées – des positionnements complaisants envers des horreurs que je
ne croyais jamais voir sous le pavillon anti-autoritaire ; je voudrais
contribuer à la critique des rapports sociaux existants pour qu’un débat
plus large et non-consensuel débouche sur d’autres réponses que celles
qu’on a pris l’habitude de trouver. En d’autres mots, je ne veux pas
confirmer ce sur quoi je suis d’accord dans les prises de distance
susmentionnées ; je voudrais contribuer à ce qui n’a pas encore été dit.
***
Pourquoi un mouvement hyper-médiatisé, pas exactement plus massif que
n’importe quel mouvement social, d’abord aux sensibilités puis aux
revendications pour le moins douteuses, suscite autant d’hésitation de
la part de ceux qui, d’une manière ou une autre, souhaitent la fin de
toute domination ? Des compagnons ont déjà évoqué le fétichisme des
moyens (blocage, sabotage, émeute, pillage, affrontement), ainsi que la
coïncidence purement formelle entre certaines méfiances au sein de ce
mouvement (des porte-paroles, des syndicats, des partis politiques) et
les principes qui nous sont chers (refus de la représentation). Mais
peu, à ma connaissance, ont parlé de notre propre mal de révolution qui
est la source de bien des aveuglements. De ce mal qui attire le regard
vers chaque petite braise en espérant que celle-ci serait prometteuse de
quelque chose de fondamentalement autre – au point où elle nous rend
parfois aveugles à des vraies brèches qui s’ouvrent là où nous les
attendons moins. Dans la mesure où la critique des agissements et des
positionnements des autres ne devrait pas être un exercice
d’auto-satisfaction, je propose de chercher les causes de cécité dans
quelque chose qui nous est commun – nous tous qui sommes profondément
dégoûtés par ce monde et qui en cherchons une issue. Cette
« générosité » critique n’empêche en rien de tourner le dos à certains
ex-camarades, car il n’y a pas d’autre nom pour ceux qui passent leurs
jours et leurs nuits sur les réseaux sociaux et restent aveugles aux
revendications nationalistes, voire ultra-nationalistes de ce mouvement
qu’à ce jour personne n’a dénoncé « de l’intérieur ». Il y a des erreurs
qui finissent par ressembler à des choix malgré elles.
En cette grande époque de confusion, il n’est jamais anodin de
commencer par des banalités de base. Car avant d’aborder la question des
Gilets jaunes il faudrait se rappeler le contexte dans lequel se
déroule ce spectacle fluorescent. L’hyper-médiatisation donne l’illusion
lénifiante que c’est le désordre du mouvement qui fournit le contexte,
comme si les blocages, les sabotages, les émeutes et les pillages
étaient venus en droit chemin depuis un autre monde. Comme si les
actions dépassaient les intentions en quelque sorte. À force de répéter
que les casseurs sont apparus « en marge de manifestation », les
journalistes finissent par nous convaincre de leur transcendance. Qu’il y
ait des casseurs qui n’appartiennent pas aux manifestations, qu’il y
ait des parties sans rapport au tout. De la même manière, toutes ses
« dégradations » ont la fausse apparence d’être radicalement autre chose
que le monde où l’on vit. Lorsque les apparences médiatiques nous
réchauffent le cœur davantage que les horreurs relatées au quotidien, la
représentation se confond avec la réalité et gagne l’esprit révolté.
D’où l’aveuglement quasi-total devant l’image d’émeute : même si tout le
monde sait que les destructions en soi parlent peu des intentions de
leurs auteurs, la plupart préfèrent se comporter comme si elles étaient
portées par les actions elles-mêmes, ceci malgré les individus qui y
participent.
Le contexte, donc, n’est pas fourni par le désordre du mouvement, car
ce désordre ne dit rien de ce qui passe par les têtes des gens. Le vrai
contexte de ce mouvement est l’aliénation extrême et décomplexé, qui ne
se cache ni dans les paroles, ni dans les actes des Gilets jaunes.
Cette aliénation passe avant tout par l’identification personnelle à son
rôle social. La croyance d’être fondamentalement identique à sa
fonction dans la société est peut-être plus répandue que jamais. Même
les travailleurs les plus intensément exploités, tels les saisonniers,
les livreurs à vélo, les intermittents de toute espèce, s’identifient à
leur métier au point de former des communautés autour du rôle économique
qui leur a été attribué dans cette société. Pour les autres il reste
toutes les communautés imaginaires selon les penchants spirituels,
sexuels et récemment même « raciaux ». Ainsi la vie sociale, affective
et amoureuse se trouve nettement divisée en tant qu’auxiliaire par
rapport à ce que chacun est socialement, selon le rôle que cette société
nous attribue. Dans une société où la nécessité de vendre son travail
pour survivre conditionne forcément la vie sociale, les rôles sociaux
sont inévitablement définis par le rapport au travail, ne serait-ce que
négativement, comme c’est le cas de certains chômeurs assumés. Mais quel
que soit le rôle social, rien n’est plus favorable au maintien des
rapports sociaux en place que cette identification à son rôle dans leur
sein.
Cette identification n’a fait que s’accroître durant ces quelques
décennies de pacification sociale. Il suffit de comparer quelques films
d’aujourd’hui à ceux d’antan pour s’apercevoir de l’effacement
progressif de cette scission entre les rôles sociaux des personnages et
leurs « vraies » aspirations dans la vie. En règle générale, le héros
d’antan refuse son rôle dans lequel il se sent confiné et incapable de
vivre ou d’être autre chose. Même les flics dans les polars agissent à
partir de ce qu’il y a de humain en eux, par opposition à ce
qu’il y a de flic. Le héros d’aujourd’hui agit en affirmant son rôle
social : en tant que chef d’entreprise, en tant que paysan, en tant que
politicien, flic ou pompier… Toute représentation converge vers ce
mensonge absolu qu’on puisse s’épanouir en tant que membre de cette
société.
Les réseaux dits sociaux ne font qu’exacerber cet aplatissement en
donnant une plateforme pour s’exhiber avec plus ou moins de goût. Il est
évident que les pensées réduites aux images ou à quelques 280
caractères ne sont pas des idées à réfléchir et débattre entre plusieurs
personnes. Le fait de relayer ou de ne pas relayer une certaine
information, une certaine image ou une certaine blague sur le Web a peu
avoir avec leur contenu. Il s’agit avant tout d’exhiber les attributs de
soi-même : plus important que le contenu d’un message est le fait que
c’est moi qui le relaie. Dans cette situation il n’est pas étonnant que
les idées qui ne sont pas effectivement réduites à quelques images ou
phrases sont souvent tout à fait réductibles au format des réseaux
sociaux. Tel est le cas des textes militants qui ne sont pour la plupart
pas plus nuancés que les autocollants voués à les « populariser ». Ceci
pour dire à quel point l’aliénation déborde les groupements sociaux
selon leurs virages à gauche ou à droite. Il s’agit d’un fait social qui
nous concerne tous et dont il ne faudrait pas sous-estimer la portée.
Il est désolant de voir certains admirer l’horizontalité de ce
mouvement, car celle-ci, abstraction faite de son contenu, n’est jamais
rien d’autre qu’un passe-tout pour les manipulateurs de toute espèce.
C’est d’ailleurs pour ça que multiples réunions pendant des épisodes
révolutionnaires étaient systématiquement interdites aux politiciens et
aux syndicalistes. Mais il est tout à fait stupéfiant d’entendre parler
d’une auto-organisation quelconque lorsqu’il s’agit des échanges sur les
réseaux sociaux ! Ce qui me paraît un préalable indispensable pour
n’importe quelle forme d’auto-organisation à grande ou petite échelle,
c’est la rencontre, ne serait-ce que celle des idées… Or, la plateforme
d’aplatissement que fournissent les réseaux est tout sauf favorable à de
telles rencontres, pour des raisons évoquées ci-dessus. L’idée que les
réseaux sociaux fournissent une rupture dans les modes de communication
appartient au monde des mensonges. Il est donc très malheureux de
constater que même les compagnons quelque peu obsédés par la toujours
vulnérable surpuissance du « techno-monde » avalent la pilule quand
c’est opportun de le faire.
Le plus important à souligner au sujet des réseaux sociaux est le
fait que ceux-ci ne font que recycler les formes d’aliénation qui les
précèdent. Ils ne fournissent aucune occasion de partager « sans
médiation », comme disent certains. C’est pour cela que l’aspect dit
non-centralisé et non-hiérarchique de ce mouvement n’est qu’un leurre
promu depuis belle lurette par ceux qui sont aujourd’hui ses leaders
rivaux. Ainsi toutes les grandes idées sorties de la gueule de ce
mouvement ont à l’origine des personnages bien précis, très actifs sur
les réseaux et très loin de l’apolitisme revendiqué : le noyau dur pour
la VIe République et contre le « mélange racial » d’Éric Drouet
(l’auteur de l’appel du 17 novembre) et Priscilla Ludosky (page Facebook
La France en colère) ; l’adjacent Christophe Chalençon, un simple
forgeron qui n’aime pas « l’oligarchie des énarques » et les musulmans ;
les politiciens de droite « modérés » des Gilets jaunes « libres ».
Tous sont caractérisés par cette étrange constante nationaliste qui
semble déranger peu en dehors des groupuscules connus de l’ultra-droite.
Ayant lu les 42 doléances à l’origine emphatiquement « mystérieuse »
selon les journalistes, on pourrait se demander s’il y a quelque chose
d’autre qu’un souci de concurrence dans le fameux « rejet » du
Rassemblement national par les Gilets jaunes : des salaires calibrés à
l’inflation pour les français à l’expulsion systématique des
déboutés du droit d’asile, la pleurnicherie de « je ne suis pas raciste,
mais il faut s’occuper de sa famille d’abord » n’a rien d’original –
bien qu’il faille être un peu français au fond de l’âme pour ne pas s’en
inquiéter.
Que tout cela ne soit pas partagé par tout le monde dans la nébuleuse
fluo, c’est une chose. Que personne n’ait la moindre chose critique à
dire là-dessus, c’en est une autre.
L’idée même de référendum qui, entre autres horreurs, fera « entendre
et appliquer » les 42 chialeries est depuis longtemps soutenue par un
supporteur fervent du fluorescent pisseux, un dénommé Étienne Chouard.
Ami de Soral avec qui il ne se trouve en désaccord que sur ses opinions
aux sujets de l’homosexualité et du féminisme, cet anarchiste
auto-désigné est partisan de la démocratie athénienne dans la douce
France. À commencer par les référendums d’initiative citoyenne, RIC pour
les initiés, qui régleront les questions nationales de grande
importance, telles les 42 revendications, le Frexit et on peut imaginer
la suite. En parfait accord avec son désaccord face aux « élites », la
totalité du mouvement a à ce jour repris cette revendication puante des
atrocités à venir. Voilà pour les assemblées constituantes et la
démocratie directe.
La liste des problèmes évoqués ci-dessus n’est pas exhaustive, mais
elle illustre à quel point l’avalanche de merde à venir était déclenchée
de manière tout à fait centralisée et politicienne. L’exacerbation de
l’aliénation quotidienne par les réseaux sociaux ne permet rien d’autre
que la confusion, porteuse de la Réaction crasse. On ne pourrait trop
souligner le rôle joué par les pseudo-philosophes obscurantistes –
bloggeurs, vidéologgeurs et rhétoriciens de tout genre – qui pullulent
le Web depuis des années pour sortir à présent dans les rues et sur les
rond-points. Ainsi la stigmatisation, d’apparence ridicule et
inoffensive, de la « globalisation libérale et libertaire » par la plume
logorrhéique de J.-C. Michéa, par exemple, est cet automne sortie dans
les rues de Toulouse sous la forme d’une pancarte. La bêtise du monde
virtuel n’attend que l’occasion de se concrétiser et la convergence des
ressentiments suppurés en ligne est peut-être la seule véritable
spontanéité de ce mouvement.
Tout cela n’enlève en rien le fait qu’il y ait des gens, avec ou sans
gilet, qui voient dans cette effervescence une occasion de chercher
autre chose que le quotidien des rapports sociaux. Le seul fait de
« tenir » un rond-point témoigne du besoin de se rencontrer en dehors de
travail, en dehors du Web et en dehors de toutes les formes d’être
ensemble bien désignées. Ainsi que l’émeute, malgré l’obscurité des
intentions des participants, qui témoigne d’une joie de se déchaîner un
tant soit peu contre le luxe étouffant. Mais il est également vrai que
cela ne relève pas des caractéristiques du mouvement lui-même. N’importe
quel autre contexte à la même hauteur de désordre pourrait fournir une
pareille « occasion », comme disent certains. Le problème, c’est que
lorsqu’on agit dans un contexte donné, on agit par rapport à ce contexte aussi.
Tout comme pendant des manifestations de 2016 certains camarades se
sont posés la question s’ils n’étaient pas en train de jouer aux bras
armés de la CGT en prenant des risques à leur place, aujourd’hui on
pourrait se demander si cet assaut au luxe, bien trié et avec une
remarquable préférence pour le luxe étranger, ne servirait pas la
contestation nationaliste. Car les actions parlent très rarement par
elles-mêmes, surtout dans un contexte où il y a une division nette entre
ceux qui manient la parole et ceux qui agissent. À force d’ignorer le
monde dans lequel ils vivent, certains compagnons partisans du
« désordre » ont fini par prétendre que les leaders de ce mouvement ont
condamné les violences. Or, le noyau durement nationaliste, peut-être le
plus influent dans les réseaux, n’a jamais condamné les violences qui,
quand elles ne parlent pas, parlent souvent en leur nom.
Pour ceux d’entre nous pour qui le niveau des dégâts n’a pas le
dernier mot sur la portée subversive d’un mouvement, la force de
celui-ci se définit par ce qu’il arrive à mettre en cause, dans les
paroles et dans les actes. Ici la rupture dans le quotidien aurait pu provoquer une mise en cause de ce quotidien, ou de certains de ses aspects, mais elle ne l’a pas fait
– y compris parce que la rupture a été très limitée malgré les
exagérations médiatiques. Quelques slogans répétitifs mis à part, nulle
part il n’y a eu une mise en cause de la propriété, de l’exploitation,
de l’État. Plus concrètement, parmi les mille raisons de se prendre à
Vinci, la critique n’a jamais dépassé les prix et l’entretien des
autoroutes ! Autrement dit, en dehors des intentions individuelles de
ceux qui ont « saisi l’occasion », après un mois de blocages, de
sabotages, d’émeutes et de pillages ce mouvement n’a contesté aucun
aspect des rapports sociaux en place.
Bien qu’on ne puisse pas vraiment parler de la totalité, ni même de
la majorité des gens qui participent au mouvement des Gilets jaunes, on
peut très clairement parler de sa tonalité générale, concertée par ses
dirigeants. Avant de parler des groupes d’extrême- ou d’ultra-droite, il
faudrait s’interroger sur le nationalisme flagrant des meneurs et des
suiveurs. Les troupeaux des followers, ne sont peut-être pas tous
d’accord sur les aspects les plus xénophobes (et encore, une position
claire là-dessus s’est perdue quelque part dans les fils effilochés des
réseaux sociaux), mais à ce jour personne – à part les Gilets jaunes
« libres » beaucoup plus méthodiquement politiciens de droite – n’a
contesté les positions nationalistes des initiateurs, ni de leurs
successeurs. Les pancartes qu’on voit sur les rond-points, y compris les
plus « gauchistes », ne convergent que sur ce doux ressentiment de se
sentir abandonné par les « élites » de « son » pays. Et si, comme disait
Jean Malaquais, qui aime « son » pays n’aime par conséquent pas le
« vôtre », alors prendre soin de « sa » famille d’abord veut
inévitablement dire en laisser une autre crever.
C’est dans ce contexte-ci que les drapeaux tricolores me paraissent
bien plus menaçants que ne pourraient paraître les drapeaux nationaux
dans d’autres contextes. N’en déplaise aux métaphysiciens du désordre,
la différence d’usage des drapeaux nationaux entre les Gilets jaunes et
pendant les Printemps arabes consiste dans le fait que pendant cette
belle période de révolte au Maghreb et au Moyen-Orient l’usage de
n’importe quel drapeau pour symbole était largement débattu par les
participants et parfois refusé par certains d’entre eux. Or, dans nos
contrées d’aujourd’hui le drapeau tricolore est brandi par les troupeaux
avec ou sans chef et tout simplement ignoré par tous ceux qui
voudraient « saisir l’occasion ».
En dernier chef je voudrais aborder la fameuse dimension de classe de
ce mouvement. Dans certains textes publiés au cours de ce mouvement,
des gens se sont demandés si le fait de questionner la dominante
réactionnaire des Gilets jaunes ne relevait pas d’un certain « mépris de
classe ». Poser la question, c’est y répondre : il faut se sentir en
dehors, voir au-dessus des déshérités pour s’interroger de cette
manière. C’est la moindre des choses que de se méfier de la pureté
révolutionnaire, à commencer par soi-même. Pourtant, il me paraît
également vrai qu’une masse des pauvres – bien que cela soit loin d’être
le cas de la composition de ce mouvement – ne fait pas un mouvement de
classe. Certains compagnons rejettent le terme tout court. Soit. Je ne
suis pas particulièrement attaché à une terminologie quelconque. Mais
placer l’individu – une notion qui m’est chère – au centre du projet
révolutionnaire ne peut pas faire économie du fait que l’exploitation de
l’homme par l’homme reste au cœur des rapports sociaux capitalistes. On
peut chercher un autre mot si celui-ci ne nous convient pas. Il n’en
reste moins que les adeptes du fluorescent n’ont pas fait preuve du
minima de méfiance vis-à-vis de l’exploitation elle-même. Tout comme les
nationalistes qui fournissent le vocabulaire populiste, les
participants n’ont pas exprimé leur méfiance vis-à-vis de la richesse –
seulement vis-à-vis des « oligarques » qui les distribuent de manière
non-méritée selon quelque système de valeurs. Même les marxistes
devraient le savoir : le mérite du prolétariat révolutionnaire,
aujourd’hui anéanti, est non pas d’appartenir à sa condition d’exploité
mais de la refuser. Sans prétendre que les rapports de classe couvrent
l’intégralité des formes de domination, ce refus me paraît la moindre
des choses. Qu’il soit partiel ou intégral, obscur ou lucide, pure ou
impur, ce sont des questions à dépasser dans une situation donnée. Mais
en aucun cas on ne peut parler d’un assaut de classe quand la
bourgeoisie elle-même n’est pas remise en cause. Aucune dialectique ne
cassera les briques s’il n’y a pas de dialecticien pour le faire.
Cela mis à part, ce n’est pas la première fois dans l’histoire que
les pauvres sortent en masse dans la rue pour exiger leur propre
asservissement. Que la pauvreté qui leur appartient soit bien réelle ne
change en rien la situation.
***
Je reviens sur notre propre mal de révolution. Sur ce point je ne
suis pas d’accord avec les prises de position de certains compagnons
anarchistes. Car, à mes yeux, la peine de ne pas trouver de sortie de ce
monde clôturé de tous les côtés appelle à réfléchir à ce que cela
voudrait dire d’entrevoir une brèche, sans réponses données en avance.
Il me paraît insuffisant de se contenter de l’invariance de ses propres
méthodes. Bien que prendre des distances, garder un peu de lucidité et
ne pas se laisser influencer soit important, il n’en reste pas moins que
la réalité à laquelle on fait face est en train de se transformer et la
Réaction, politique et sociale, gagne du terrain. Se poser la question
« en tant que » – anarchiste, autonome, marxiste ou autre – ne fait
souvent que contourner la question : comment s’opposer à ce monde de
domination de manière plus conséquente que ce qu’on a fait jusqu’à
maintenant.
Il ne s’agit en aucun cas de remettre en cause la révolte
individuelle. Pourtant, il me paraît indispensable de dépasser
l’auto-contentement qui, très souvent, l’accompagne.
Pour cela, il est indispensable de faire preuve d’une certaine
humilité devant la tâche. La bêtise qui caractérise les milieux
contestataires d’aujourd’hui est certainement alimentée par l’aliénation
croissante dans cette société, dont les réseaux sociaux font
indubitablement partie. Mais elle est aussi nourrie par le refus
catégorique de débat un tant soit peu collectif et non-consensuel parmi
les compagnons. Ce qui, très naturellement, empêche l’action collective.
La valorisation absolue d’action, qu’elle soit en dehors ou en-deça du
cadre légal, provoque une méfiance de toute réflexion qui ne se termine
pas par un appel inconditionnel à manifester, à « être nombreux » ou à
attaquer.
Agir ici et maintenant est un choix qui a du sens pour les individus
qui le font. Nous avons tous des manières d’y attacher une certaine
importance, qu’elle soit politique, sociale, économique ou tout
simplement personnelle. Pourtant, l’humilité devant la tâche, le fait de
reconnaître l’insuffisance perpétuelle de nos actes, pourrait déboucher
sur une ambition plus grande que s’endormir en étant content de soi :
créer de l’air dans ce monde étouffant et, qui sait, peut-être un jour
le transformer.
Comment avancer dans cette direction-là ? Comment entraver cette
bêtise nationale ? Comment critiquer l’exploitation de l’homme par
l’homme en dehors des grandes concentrations industrielles ? Comment
critiquer la propriété après un siècle d’« avancées » dans ses modes de
fonctionnement ? Comment combattre toutes les formes de domination sans
se spécialiser dans aucune d’entre elles ? Comment arriver au cœur des
rapports sociaux qui ne font que nous rendre malades ? Comment, enfin,
s’y prendre pour avancer vers leur destruction ?
Comment être à la hauteur de cette impossibilité actuelle d’une révolution sociale, pour la dépasser ?
Je ne sais pas. Il y a plein de choses qui se précisent aux moments
de révolte collective, tout comme il y en a plusieurs qui prennent forme
aux moments de révolte individuelle. Personne se saurait donner des
recettes et ceux qui prétendent en avoir devrait être virés tout de
suite. Je sais que malgré les apparences nous sommes quelques uns à être
en mal de révolution et je propose de réfléchir aux manières de donner
des moyens à nos ambitions.
Robert de Fulminet,
dernier jour avant le solstice d’hiver, 2018.
Source : https://www.non-fides.fr
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