mercredi 11 juillet 2018

Russie : Coupe du monde et Affaire "Réseau"

Informations publiées sur le site Meduza
Les 14-15 juin, la détention de plusieurs jeunes arrêtés dans le cadre de l’affaire du « Réseau », ou « affaire de Penza », a été prolongée. 9 jeunes de gauche, originaires de Penza et Saint-Petersbourg, sont accusés d’avoir créé une « organisation terroriste » vouée à commettre des attentats pendant la Coupe du Monde pour déstabiliser le pays. Le dossier repose sur les aveux des accusés, mais beaucoup d’entre eux ont dit avoir fait ces aveux sous la torture du FSB.

Qui sont les personnes arrêtées, qu’est-ce qui les unit, pourquoi leur passion pour le strikeball fait-elle partie du dossier ?

Neuf hommes (âgés de 21 à 29 ans) ont été arrêtés entre octobre 2017 et janvier 2018 à Penza et SPB. Au moins deux mecs de Penza, M. Ivankine et P. Koulkov, ont fui la Russie et font l’objet d’un mandat d’arrêt. Ils ne se connaissaient pas tous, mais étaient tous des activistes de gauche (certains mais pas tous se disent anars ou antifa). Tous, sauf un, étaient joueurs de strikeball (un jeu de tactique militaire où on se canarde avec des balles en plastique). Leurs entrainements sont considérés par l’instruction comme un apprentissage illégal des techniques de survie en forêt et des premiers soins médicaux ». Apparemment c’est le mix idées de gauche / strikeball qui a motivé les arrestations. D’autres activistes de Penza, qui ne jouaient pas au strikeball, ont été convoqués comme simples témoins.


De quoi sont-ils accusés ?

Selon le FSB, ils voulaient déstabiliser le pays et provoquer une révolte armée en commettant des attentats pendant les élections présidentielles et la CDM de foot. Le dossier est vide, aucune preuve. D’ailleurs ils ne sont pas accusés d’avoir fomenté des attentats mais d’avoir participé à une « organisation terroriste », dont le but était d’instaurer un "système anarchique". Le FSB estime que l’orga terro avait des groupes dans diverses villes, il a les noms de ces cellules. Mais d’après les accusés c’étaient juste les noms de leurs équipes de strikeball.


De quelles preuves dispose le FSB ?

L’enquête est toujours en cours, l’ensemble des preuves ne sera présenté qu’au procès. Apparemment les seules preuves sont les aveux des accusés. Ca se fonde sur des aveux spontanés de Zorine, le plus jeune des accusés. Il avait été arrêté au printemps 2017 pour une affaire de drogue, mais relâché ; les amis des arrêtés pensent qu’il a commencé à collaborer avec le FSB.

Autres éléments du dossier : des échanges de mails entre accusés, des vidéos qu’ils ont eux-mêmes tournées de leurs entrainements de strikeball, des écoutes de leurs conversations.

Chez trois d’entre eux, d’après le FSB, des armes auraient été découvertes au moment de leur arrestation, chez un autre, un seau contenant des éléments potentiellement explosifs. Les trois premiers disent que ce sont les gens du FSB qui ont caché les armes chez eux ; le quatrième (celui des explosifs) avoue tout, ce qui lui vaut de meilleures conditions de détention (il a le droit à parler à sa mère, et de recevoir des colis avec des médocs, nécessaire car il a une maladie chronique). Un autre est aussi accusé d’avoir eu un faible explosif chez lui.

Enfin y a des dépositions de témoins. L’identité de certains de ces témoins n’a pas été révélée. Une certaine Frolova, proche des accusés, a quitté la Russie après avoir fait une déposition contre eux. Elle dit maintenant que c’était sous la contrainte.


Pourquoi ont-ils avoué ? Parce qu’ils ont été torturés ?

Au départ la plupart ont avoué, puis sont revenus sur leurs aveux en affirmant qu’ils avaient été torturés ou menacés de l’être.

Exemple : « Ils se sont mis à enlever mon slip, j’étais couché sur le ventre, ils ont essayé d’attacher des fils électriques à mes organes génitaux. Je me suis mis à crier et à leur demander d’arrêter. Ils ont répété plusieurs fois : « Tu es le leader. » Pour qu’ils arrêtent, j’ai répondu : « Oui, je suis le leader. » « Vous aviez l’intention de commettre des attentats terroristes. » J’ai répondu : « Oui, nous avions l’intention de commettre des attentats terroristes. », dit Dmitri Ptchelintsev qui dit avoir avoir été torturé dans le sous-sol de la maison d’arrêt de Penza.

Ilia Chakourski a lui aussi dit avoir été torturé dans cette même maison d’arrêt : « Ils ont accroché des fils à mes gros orteils. J’ai ressenti un coup de jus, je n’ai pas pu m’empêcher de gémir, mon corps s’est mis à trembler. Ils ont répété cette procédure jusqu’à ce que je promette de dire tout ce qu’ils voudront. A partir de ce moment-là, j’ai oublié le mot « non » et j’ai toujours répété tout ce qu’ils me disaient de dire. »

Viktor Filinkov a raconté en détail tout ce qui lui est arrivé après son arrestation à l’aéroport de Poulkovo : « Celui qui me torturait alternait coups de courant dans la jambe et coups de courant dans mes menottes. (…) Je me suis rendu pratiquement tout de suite. Je criais : « Dites-moi ce
que je dois dire, je le dirai ! », mais la torture a continué.

Ce qui est marquant dans la description des tortures, c’est leur méticulosité. Filinkov se souvient qu’avant d’être torturé il avait été emmené faire une visite médicale. Ptchelintsev relate que pendant qu’il était torturé à l’électricité, un agent du FSB en gants blancs se tenait à côté de lui et lui prenait régulièrement le pouls.

Igor Chichkine, de SPB, n’a pas déclaré avoir été torturé, mais le doute n’est pas permis ; les membres de la Commission civique de surveillance des prisons de Saint-Petersbourg ont remarqué sur son corps des traces de brûlures dues à des coups de jus, et les médecins ont diagnostiqué chez lui une fracture du plancher de l’orbite, ainsi que de nombreux hématomes et écorchures. Chichkine a signé au FSB une déclaration affirmant qu’il avait subi toutes ces blessures pendant un entrainement.

Aujourd’hui, seuls trois des neufs accusés reconnaissent leur culpabilité, dont le fameux Zorine, qui est le seul à avoir été libéré (les autres sont toujours en maison d’arrêt).

Comment les autorités russes réagissent aux récits relatant ces tortures ?

Elles ne réagissent pas du tout. Le comité d’enquête a refusé d’ouvrir une enquête sur les tortures à l’égard de l’un d’eux, Filinkov.  Idem pour Kapoustine, qui a été libéré après avoir été interrogé (parce qu’il connaît l’un des accusés) et dit s’être fait taser dans le panier à salade qui l’amenait au commissariat. L’un des neuf, Ptchelintsev, est revenu sur ses déclarations relatives aux tortures qu’il a subies, mais a ensuite déclaré que c’est parce qu’à la suite de ces déclarations, il avait été de nouveau torturé, justement pour le faire revenir sur ses déclarations.

La chaine NTV a diffusé un docu d’u ne demi-heure, « Réseau dangereux », où les arrêtés sont qualifiés de dangereux radicaux. On y voit notamment un montage qui cherche à démontrer que Ptchelintsev s’est infligé lui-même les blessures dont il dit qu’elles sont dues aux tortures qu’il a subies.


Que dit le docu de NTV ?
Les mères de deux détenus ont dit que l’enquêteur du FSB les a forcées par le chantage à collaborer avec les journalistes de la chaine. L’avocat de l’un de ces deux-là a déclaré à NTV que le FSB avait démontré la culpabilité de son client (suite à quoi ce dernier a décidé de ne plus faire appel à ses services). L’administration de la maison d’arrêt a cherché les détenus à donner une interview à la chaîne RT, mais ils ont refusé.

C’est un cas unique ? Ou des histoires comparables se sont déjà produites ?

Cette affaire rappelle celle des « terroristes de Crimée », l’affaire Sentsov. À ceci près qu’en Crimée il y avait eu des dégâts commis, quoique minimes ; ici, rien.

Certains lient cette affaire aux élections et au championnat du monde, ou en faisant filtrer les infos sur les tortures les plus atroces, les services ont pu "nettoyer" le milieu à moindres frais, une partie des activistes liés à ceux qui ont été arrêtés ont quitté le pays, d'autres ont fait le profil le plus bas possible.

Quand et où le procès aura lieu ?


L’enquête peut durer jusqu’à l’automne, voire plus longtemps. Pour l’instant, les affaires de Penza et de SPB sont examinées séparément. Il y aura donc peut-être deux procès séparés. Mais comme ils sont inculpés pour des articles « terroristes », seuls quelques tribunaux militaires du pays peuvent les juger. Les gars de Saint-Petersbourg peuvent être jugés dans l’un de ces tribunaux à Moscou, ceux de Penza dans un autre, situé dans à Rostov  — celui-là même où ont été jugés Sentsov et ses camarades.

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