samedi 15 décembre 2018

Julien Coupat, interpelé par 5 voitures de la DGSI, placé 36h en garde à vue

Interpelé par 5 voitures de la DGSI, placé 36h en garde à vue

Il mangeait des croissants avec Julien Coupat, deux gilets jaunes dans le coffre


Samedi 8 décembre, alors que 9000 policiers interpellaient préventivement des centaines de gilets jaunes pour les empêcher de manifester et permettre à leur ministre de tutelle de parader fébrilement à la télévision, Julien B. musicien, s’est fait braquer au Buttes Chaument par une dizaine d’agents des services secrets.
Ami de longue date de Julien Coupat, nous nous sommes entretenus avec lui afin qu’il nous raconte cette arrestation aussi spectaculaire que ridicule et ce week-end inattendu mais instructif à de nombreux égards.

lundimatin : Bonjour Julien, vous vous êtes fait interpeler par la DGSI samedi dernier accompagné de Julien Coupat. Pouvez-vous nous expliquer les circonstances de cette interpellation ainsi que son déroulé ?
 
Julien B. : Julien et moi avions dormi dans le même appartement. Ce matin-là, nous achetons des croissants et nous montons dans sa voiture. Après quelques minutes, alors que nous approchons des Buttes Chaumont, je me rappelle que des croissants nous attendent sur la banquette arrière. Je me retourne pour les attraper, à ce moment précis une voiture pile devant nous. Des individus aux visages partiellement masqués par des foulards surgissent armés de revolvers qu’ils braquent sur nous nerveusement à travers les vitres de la voiture. Ils nous font descendre toujours en nous braquant (et en appelant Julien par son nom), et nous plaquent contre la voiture. Je comprends que je ne mangerai pas de croissants. Il y au moins 5, peut-être 6 ou 7 voitures banalisées plantées derrière et devant nous au milieu de l’avenue Bolivar, et une bonne collection de sales gueules plus ou moins dissimulées. Palpations et petits coups de pression de circonstance plus tard ils nous font ouvrir le coffre et y trouvent, ô mazette : des gilets jaunes, deux masques de peinture, du sérum physiologique, des compresses, des lunettes de protection, deux draps et deux bombes de peinture. Nous leur faisons quelques remarques sur le ridicule de cette arrestation. Ils nous passent les menottes et nous font monter chacun dans une voiture. Là il nous conduisent à toute berzingue vers un ’Cia’ (c’est comme cela qu’ils appellent le commissariat). À l’approche du commissariat, le conducteur de la voiture où j’étais, qui n’était pas masqué, enfile pour impressionner les simples flics du commissariat un passe-montagne. L’effet dramatique du costume tombe un peu à l’eau quand ils s’avère que ni le conducteur ni ses collègues ne connaissent exactement l’adresse du commissariat. Ils tournent dix minutes dans le quartier sans le trouver. Une fois le bâtiment identifé il leur faut encore quelques minutes pour débusquer l’entrée. La cagoule produit quand même l’effet escompté sur les collègues, qui font tous à peu près la même blague : ’oh putain, tu nous as fait peur, on a failli te tirer dessus’. Il n’a pas complètement perdu sa journée. Dans le commissariat règne le plus grand désordre. Ils sont visiblement débordés. On nous menotte à des bancs dans une espèce d’enclave ouverte sur le couloir principal. Les flics qui passent s’étonnent que ces deux-là ne soient pas emmenés avec les autres prises, au fond du couloir. Leurs collègues expliquent avec des airs entendus et mi-voix que ce sont ceux de la ’DG’. Nous sommes flanqués d’un gars de la DGSI qui a la mission ennuyeuse de nous surveiller. Une demande d’aller aux toilettes donne lieu à quelques débats théoriques entre flics et barbouzes pour savoir sous la responsabilité de qui nous sommes. Nous avons quelques échanges acides et de notre côté un peu sarcastiques. Puis ils emmènent Julien pour la fouille ou je ne sais quoi, et je me retrouve seul face au barbouze de la DGSI. Il me fixe le plus intensément qu’il peut pendant plusieurs minutes comme s’il cherchait à m’hypnotiser. Je ne veux aucun rapport avec ce pervers, je me contente de regarder le plafond. Puis il se redresse un peu sur son siège et me dit sur un ton faussement détendu : ’Bon alors, c’était quoi le programme ?’ Je soupire et tourne la tête. Je me dis qu’ils me considèrent comme le maillon faible et qu’ils vont sans doute essayer sur moi quelques-unes de leurs ficelles.
Les barbouzes finissent par nous laisser aux mains de leurs collègues en uniforme. On nous notifie notre garde à vue, lacets, ceinture, fouille, etc. À côté de nous des gens sont amenés l’un après l’autre pour subir les photographies d’identification, leurs tatouages et piercings sont soigneusement détaillés. On apprend que le commissariat est déjà plein et que nous allons être transférés ailleurs. Nous sommes emmenés au commissariat du 20 ème. Là aussi c’est la confusion. On nous monte au deuxième étage, mais en fait il ne fallait pas aller au deuxième étage donc on nous redescend. Après quelques errements nous sommes conduits dans une encoignure, et là, gardés par une demi-douzaine de flics, nous faisons connaissance avec nos premiers co-gardés à vue.

Les policiers de la DGSI vous disent-ils la raison de votre interpellation ? Ou bien devez-vous attendre le moment de votre placement en garde à vue par les policiers ’lambdas’ du commissariat ?
 
C’est au moment de la notification de notre garde à vue que nous apprenons le chef d’accusation de ’participation à un groupement en vue de commettre des violences ou dégradations’. Vu les circonstances de notre arrestation, deux types dans une voiture à plusieurs kilomètres du moindre rassemblement et le contenu de notre fouille et du coffre de la voiture, nous nous disons déjà que ce chef d’accusation va être un peu compliqué à défendre pour eux et que, sauf soutien sans faille de l’appareil judiciaire, la DGSI semble condamnée à très court terme à se couvrir une nouvelle fois de ridicule. Nous savons déjà à ce moment là qu’il y a eu de très nombreuses interpellations. Il y en avait déjà un certain nombre d’annoncées avant notre courte sortie en voiture. La surcharge du premier commissariat, le mélange de surexcitation et de confusion des flics en sont des indices supplémentaires. Ce sera plus clair encore quand nous arriverons au second commissariat.

Et lors de vos auditions, les policiers semblaient sûrs de leur fait et ont réellement essayé de vous interroger sur le contenu de votre coffre ?
 
Oui, absolument. À vrai dire, vu que je n’ai accepté de répondre à aucune de leurs questions, ils n’ont pas pu pousser très loin leurs raisonnements et leurs interrogations. En gros ils me demandaient mes rapports avec Julien Coupat qui de son côté a pris le parti de leur répondre uniformément la même réponse : "Le pouvoir a peur. La DGSI se venge.". Ils voulaient savoir où nous allions, mon opinion sur le mouvement des gilets jaunes, si je reconnaissais les objets trouvés dans la voiture et ce que nous comptions en faire. Quand ils les ont empilés devant moi sur le bureau, je n’ai pas pu réprimer un éclat de rire. Je leur ai fait remarquer au passage que c’était plutôt amusant de se faire reprocher d’avoir un gilet jaune dans le coffre de sa voiture. Entre temps j’avais eu le temps de discuter avec d’autres gens arrêtés, et de constater à quel point le niveau de délire de notre arrestation se retrouvait semblablement dans toutes les autres, bien que les formes en soient assez variées. Mais le point commun, c’est que la plupart des gens arrêtés en début de journée l’ont été parce qu’ils possédaient de simples équipements de protection. Considérer qu’avoir sur soi le minimum pour ne pas crever tout de suite dans des manifestations où chacun a pu voir à la télé qu’il faut s’attendre à se faire gazer copieusement sans sommation et à se ramasser des grenades et des coups de flashball, cela revient à dire qu’en somme on est soit une victime consentante, soit un casseur. Et c’était bien le message déversé toute la semaine précédente, diagrammes et pictogrammes à l’appui, sur BFM TV et ailleurs.
Ils voulaient également connaître les codes de mon téléphone. Cette question est revenue à plusieurs reprises, ils passaient également dans les cellules pour demander à tout le monde les codes pin et de déverrouillage. Vu le peu d’éléments pour soutenir la plupart des arrestations et le caractère vague, jésuitique de l’accusation, qui concerne l’intention, l’exploitation des téléphones, et en particulier les échanges de textos, les messages et les partages sur les réseaux sociaux ont pris une grande importance. C’est aussi le prétexte pour un fichage général, carnets d’adresses à l’appui.

Vous disiez tout à l’heure que les commissariats étaient pleins à craquer, il s’agissait de « gilets jaunes » ? Avez-vous eu l’occasion de discuter avec vos codétenus ?
 
Oui, c’est bien sûr de ’gilets jaunes’ que les commissariats étaient pleins. À part 4-5 gars au dépôt, je n’ai même vu que ça. Tout au long de la garde à vue, nous n’avons jamais été moins de 4 par cellule (soit dit en passant avec un seul matelas et une couverture qui puait la pisse à se partager) dans des cellules théoriquement individuelles. Dans une cellule un peu plus grande, au dépôt nous étions même plus d’une douzaine. Dans la ’salle de préfouille’ du dépôt nous nous sommes comptés, nous étions au moment où Julien et moi sommes arrivés 46 personnes et un chiotte bouché dans quelque chose comme 40 mètres carrés. À mesure que les gens sortaient pour être fouillés et intégrer leurs cellules, d’autres arrivaient. J’ai eu très largement le temps de discuter avec mes codétenus. En fait j’ai parlé avec une soixantaine de personnes. Je n’étais pas avec Julien dans les cellules successives où l’on nous a enfermés, nous avons donc rencontré des personnes différentes pendant la garde à vue proprement dite. Quand nous nous sommes retrouvés dans la salle de préfouille, nous sommes allés voir tous nos codétenus un par un. Chacun nous a raconté les circonstances de son arrestation, et nous avons bavardé. Il y avait là des gens incroyables et une ambiance folle. Si je n’ai ce jour-là rien vu de ce qui s’est passé dans les rues de Paris, hormis notre propre arrestation et si je n’ai à plus forte raison rien pu y faire, ce qui était le but de l’opération, j’ai le sentiment que toutes ces rencontres, ces récits, ces moments partagés en cellule m’ont appris au moins autant sur ce qui se passe réellement que ce que j’aurais pu voir au dehors. Il y avait là une sorte de radiographie un peu brute, un échantillonnage autrement plus charnel que ce qu’en connaissent les statisticiens.
Qu’est-ce qui vous a marqué ou interpelé dans le profil de vos co-détenus ? Etaient-ils là pour des raisons aussi subversives que vous ?
 
Déjà, c’était à de très rares exceptions près des ouvriers. Sociologiquement, rien à voir avec la population des manifestations d’extrême gauche. Intérimaires du bâtiment, magasiniers, travailleurs à la chaînes, marins pêcheurs, ... Et aussi des gamins. Au commissariat, il y avait deux filles de treize ans. Au dépôt il y avait quelques mineurs. Globalement des gens très chouettes, vivants, sensibles, intelligents. Une humanité tellement plus saine et plus forte que la bande de tarés qui prétendent encore gouverner ou représenter quoi que ce soit. On comprend que ceux-ci détestent ceux-là, je crois que ce sont le ressentiment et la peur qui se drapent dans les habits du mépris. Beaucoup des gens qui étaient là arrivaient tout juste en car des quatre coins de la France. C’était parfois leur premier séjour à Paris, dont il n’ont vu qu’un cordon de flics et des cellules pourries. Au début de la garde à vue, la crainte principale de mes compagnons de cellule était de ne pas savoir s’orienter dans ce merdier pour retrouver une gare après être sortis.
Autre fait frappant, ils étaient à peu près tous là pour des motifs aussi ridicules que nous, pris dans des circonstances dérisoires. Il est clair que sommés de produire tout le résultat possible dans toutes les directions et avec toute latitude, les flics ont souvent été au plus simple. Ils ont commencé par prendre les gens à la sortie des trains et des cars, ceux qui ne couraient pas vite ou qui n’avaient pas compris qu’il fallait courir, des gamins isolés. Ça leur a permis de faire du chiffre rapidement - il fallait donner l’impression que la situation était sous contrôle -, et tant qu’à faire d’impressionner des gens qui n’étaient pas tout à fait préparés à ça.
Beaucoup ont été cueillis à quelques dizaines de mètres de leur car, embarqués, placés en garde à vue sous prétexte de masque de protection, parfois quelques pétards ou un fumigène. Un de mes codétenus, un peu trop naïf, s’était approché d’un cordon de CRS et leur avait demandé où il pouvait aller manifester tranquillement. Réponse du CRS : ’Nulle part. La manif n’est pas autorisée. Qu’est-ce que vous avez dans votre sac ?’ Le type répond qu’il a un masque de protection et quelques pétards. Les CRS le gardent sur le côté et appellent du renfort. Quatre voitures de flics arrivent pour mettre hors d’état de nuire le dangereux individu. Un autre est pris alors qu’il va au commissariat demander des nouvelles de ses amis arrêtés. On lui demande s’il a sur lui des objets dangereux. Il répond qu’il a un couteau dans son sac et le confie à l’accueil. Il est arrêté pour port d’arme. Un autre est arrêté parce qu’il s’est fait mettre à terre et détruire la gueule à coup de pied par plusieurs flics qui lui ont ensuite enfoui la tête dans son bonnet avant de lui donner encore plusieurs coups dans la nuque. Deux jeunes garçons, des frères, gueules d’anges, sortaient d’un mariage dans les beaux quartiers (rare exception à la composition sociale dominante des interpellés) et ont ramassés des tasses Starbucks qui traînaient par terre (le sus-nommé établissement s’était fait saccager quelques temps plus tôt), ils se sont fait embarquer pour recel, je crois. Un autre gamin a quant à lui ramassé un pantalon sur la place de la République, relief du pillage du Go Sport. Un type très sympathique, témérairement armé de quelques pommes dans son sac à dos, est accusé à tort d’avoir jeté un pavé.
La plupart des gens arrêtés le sont sous le même chef d’accusation que nous, ’participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations’. Le caractère vague, prospectif, détaché de presque toute notion de fait objectif de cette accusation est dans la droite ligne de ’l’association de malfaiteurs’ et de ’l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste’.

De ce que vous en racontez, de ce qu’en a rapporté la presse et surtout du fait que vous ayez écopé d’un simple rappel à la loi, on comprend que les policiers de la DGSI comme ceux qui ont géré votre garde à vue après vos interpellations en grandes pompes, n’avaient en réalité rien à vous reprocher. Comment interprétez-vous le fait que la DGSI se soit lancée dans une opération aussi ridicule et que vous ayez fait malgré cela 30 heures de garde à vue ? Quelles étaient leurs intentions selon vous ? 
 
Tout d’abord, je dirais que c’était ridicule mais qu’ils l’ont fait. Cela ne prouve pas seulement que le ridicule ne tue pas. Cela atteste encore que la DGSI et l’appareil gouvernemental sont prêts à assumer publiquement qu’envoyer les services secrets arrêter armes aux poings et la cagoule en fête, en pleine rue, des manifestants présumés sous prétexte qu’on leur connaît une activité politique, fait désormais partie des moyens à disposition du pouvoir exécutif pour encadrer une manifestation. Quel que soit le caractère dérisoire de notre arrestation, c’est un message dont il ne faut pas négliger la portée. Pensaient-ils trouver plus dans notre coffre que ce qu’ils y ont trouvé ? On ne le saura jamais. Mais si du dehors le contraste entre la méthode et le résultat semble frappant, je crois que du point de vue de la police et du pouvoir ça n’apparaît même pas comme un inconvénient. Ils s’agit pour eux de revendiquer la légitimité de ces moyens comme aussi bien l’usage massif d’armes qui mutilent, comme les rafles arbitraires, comme l’envoi des blindés, comme le fait de communiquer sur le possible usage sur les foules de liquides incapacitants, comme le fait d’empêcher même des centaines de gens de monter dans les trains quitte à ce que les trains partent vides. Le pouvoir est aux abois, et le déchaînement de ces moyens extraordinaires lui sert autant à communiquer qu’à se rassurer sur le fait qu’il aura tout tenté. Dans ce contexte, j’interprète les prolongements de garde à vue, pas seulement les nôtres, comme une petite punition dissuasive. On peut imaginer aussi que les magistrats n’étaient pas en mesure de traiter ces centaines de dossier en 24h et qu’à défaut ils n’ont pas répugné à cette punition collective. Que cela les mène à l’échec, que par exemple les Bordelais qui n’ont pas pu prendre le train pour Paris aient finalement fait plus de dégâts à Bordeaux qu’ils n’en auraient peut-être pu faire à Paris, que parmi les centaines d’interpellés - il faut même dire les milliers, il y en a eu plus de 3000 ces dernières semaines -, ceux qui ne sont pas terrorisés soient naturellement conduits à revenir avec moins d’innocence et sans doute là où on ne les attend pas, que les mensonges grossiers des médias s’usent très vite d’eux-mêmes et définitivement, ne serait-ce que parce que presque tout le monde connaît désormais au moins quelqu’un qui a pu opposer sa version vécue des événements à celle retravaillée par le langage de la propagande, c’est ce qui me semble le plus vraisemblable.

Si l’intuition des services secrets avait été la bonne et que vous aviez pu rejoindre les rassemblements de gilets jaunes ce jour-là pour dégrader les murs des Champs-Elysées à l’aide d’une bombe de peinture, qu’auriez-vous inscrit ?
 
C’est évidemment difficile à dire hors contexte ! Ça dépend du moment, du lieu précis de l’inscription, etc. Mais bon, si j’imagine les Champs-Elysées, la proximité de cet Arc de Triomphe (triomphe de quoi ?) dont on nous a tant rabattu les oreilles, il me vient deux idées entre lesquelles je n’arrive pas à choisir. « Ici est passé le peuple inconnu » ou bien « Tu n’auras pas même droit à Sainte-Hélène ».
paru dans lundimatin#169, le 14 décembre 2018 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire